« Ciao caro Charles » …: cela commençait toujours comme cela. Après on parlait. Souvent on refaisait le monde, surtout le monde de la santé. « Nous sommes dans le Titanic » disait-il, comme on confie un secret. « Avec cette croissance, cela ne peut pas tenir » Mais, année après année cela tenait. Toujours plus, toujours mieux et après? Gianfranco Domenighetti , Dome, souriait. Il pensait qu’un jour les masques tomberaient.
Nous avions été chef du service de la santé publique, lui au Tessin, moi dans le canton de Vaud. Nous avons travaillé, nous avons lancé des projets, nous avons pensé et rit ensemble. Nos rencontres étaient des fêtes. Fonctionnaires? Juste ce qu’il faut. Amis? Pour toujours. C’était le temps de tous les possibles, de tous les combats. Le monde sanitaire s’ouvrait à de nouvelles interrogations: son organisation, sa gouvernance, son efficacité, l’utilité de ses prestations devenaient peu à peu des questions. Nous voulions comprendre, lire la réalité derrière les apparences, changer peut-être l’ordre sanitaire. Nous étions jeunes. C’était le temps d’une sorte de pragmatisme insouciant et sceptique. Ni militant, ni combattant, citoyen seulement. Lucide ?
La vie ensuite nous a séparé. Je suis parti ailleurs, lui est resté et est allé plus loin et magnifiquement, dans le seul lieu où il pouvait être lui-même: l’université. Là où son regard pouvait s’exercer, devenir plus libre, plus profond, plus rigoureux, plus universel. Pas loin de la photographie et de la peinture.
Car Dome c’était d’abord un regard. Sur les choses, sur la vie, sur lui. Le type de regard qui permet de reconnaître les faits derrières les opinions, de repérer dans la masse infinies des données, celles qui, plus que toutes autres et pour un instant, diront la vérité du monde. Un tel regard vient du doute et de la bienveillance. Du doute, car seul le doute peut créer cette insatisfaction radicale, ce désir d’aller toujours plus loin en quête de vérités.
De la bienveillance, car seule la bienveillance peut mettre le doute au service des hommes. Il fallait ce regard, le regard du scientifique pour fouiller la réalité sanitaire, analyser es faits, donner un sens aux milliards de décisions que prennent à tout instant la multitude des soignants, des soignés et des administrateurs de la santé. Il fallait ce regard, le regard politique pour mettre à nu, derrières les consensus et les vérités toutes faites, les rapports de force et les intérêts de ceux qui font commerce de la maladie, en vive ou l’administre.
Il fallait ce regard, le regard de l’humaniste, pour repérer nos contradictions et en tirer l’énergie du changement. Il fallait ce regard, le regard du sage, pour comprendre c’est à dire pour « prendre avec », convaincre c’est à dire « vaincre avec ». Il fallait ce regard pour changer nos regards. Dome, portait ces regards. L’humour et la bonté en plus. L’ai-je assez remercié?
Que dire du regard plus intime du photographe et de celui plus secret du peintre?
Ici plus question de vérité ou de mensonge, plus questions de pouvoir, plus questions de preuves formelles, statistiques ou expérimentales. La preuve, la seule qui compte, est dans la force du témoignage artistique et dans l’émotion ou l’ébranlement qu’il suscite. Plus question de règles, la seule qui vous guide est celle que l’artiste invente et qui donne naissance à la forme.Il suffit de regarder. Un autre monde, le sien, celui qu’il nous offre est devant nous. On y entre à pas lents. Il nous dit quelque chose de connu qui nous parle de nous-mêmes et simultanément quelque chose d’indicible, d’inconnu, d’inespéré qui ouvre des horizons insoupçonnés. L’art comme la science sont questions de regards. La science comme l’art nous apprennent à voir. Dome, l’homme secret, l’homme pudique, l’homme paradoxal, le chef de service antiautoritaire qui plaidait pour la prévention en buvant du whisky et en fumant des cigares, le scientifique joyeux et créatif qui s’amusait des variations de la consommation de soins, le suisse impatient, le tessinois farouche et critique, le citoyen sceptique, l’artiste qui avait trouvé dans la photographie et la peinture un refuge, Dome est allé regarder ailleurs. De là, il nous dit: « regardez, regardez bien, regardez plus loin, plus profond. Tout est dans l’art de voir.. »
Ciao caro Dome. Merci
Charles Kleiber, Lausanne, juin 2018
Arch. EPFL già Direttore Servizio della salute pubblica del Canton Vaud, Direttore generale CHUV, Segretario di Stato per l’educazione e la ricerca, presidente CdA Hôpital du Valais.